Il n’y a pas de fatalité à perdre ses dents

Entretien avec le Dr Fabien Cohen, chirurgien dentiste au CMS d’Ivry, secrétaire général du syndicat national des dentistes de centre de santé et responsable de la mission bucco-dentaire du conseil général du Val de Marne.

Existence ! : Le problème des dents est très fréquent chez les précaires.

Dr Fabien Cohen : Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il y a deux types de soins : ceux qui sont opposables et ceux qui ne le sont pas. ça veut dire qu’il y a des soins ont le tarif est fixé par la Sécurité Sociale, remboursés à 70% ou à 100% pour ceux qui sont à la CMU (Couverture Maladie Universelle) ou à l’AME (Aide Médicale d’État, essentiellement pour les sans papiers et les personnes en situation d’irrégularité). En dentaire, tous les soins qui sont inscrits dans la nomenclature sont remboursés par la Sécu d’une manière normale, avec une mutuelle ou avec l’AME et la CMU. Sauf pour ceux qui n’ont pas les droits, ce qui est très rare chez les démunis. On en trouve chez les gens qui ont un emploi et qui ne peuvent pas se payer une mutuelle. C’est un autre type de problème, celui des “petit revenus”. Mais si l’on parle des précaires qui sont à la CMU ou à l’AME, il n’y a pas de problème pour les soins. Pourquoi j’insiste là-dessus ? Parce qu’en dentaire, l’obstacle à se faire soigner n’est pas forcément un obstacle financier. Les améliorations qui ont été apportées sur le plan social sont relativement récentes au regard de l’Histoire mais, de fait, si les gens aujourd’hui ne vont pas se faire soigner ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas de fric, pas parce qu’ils n’ont pas le droit de se faire soigner mais parce que culturellement ils ont un obstacle dans leur rapport à la santé bucco-dentaire.
D’une manière assez symbolique, s’occuper de ses dents est une manière d’exprimer aux autres et à soi-même que l’on a envie de s’en sortir.

Des causes historiques à la carie

Il y a un 2ème obstacle : en France, jusqu’à maintenant, on ne peut pas dire que la priorité ait été donnée aux soins bucco-dentaires. Si l’on remonte à la Révolution Française, celle-ci a mis en place des officiers de santé – qui pouvaient être dentistes ou médecins – mais elle n’a pas donné un soin particulier à la santé bucco-dentaire. Et quand Napoléon est arrivé, il a récupéré tout ça en oubliant les dentistes. Donc pendant tout le XIXe Siècle, on pouvait être dentiste sans avoir fait d’études. N’importe qui pouvait faire ça n’importe comment. Ce n’est qu’à la fin du XIXe que se crée le diplôme de chirurgien-dentiste, et encore, ce n’était qu’un petit examen à passer. Il a fallu attendre les années 30 pour que l’on demande le bac et les années 50 pour qu’il faille avoir la 1er année de médecine. Pour être l’équivalent d’un médecin il a fallu attendre mai-juin 1968 et ce n’est que depuis un an ou deux qu’on l’est vraiment ! En clair, il a fallu attendre deux siècles pour que la santé bucco-dentaire rentre dans la santé générale. Pourtant, c’est aujourd’hui connu qu’une carie mal soignée peut dégénérer dans tout le corps. Cette histoire a bloqué l’évolution de la connaissance et surtout bloquée les mentalités, même chez les médecins. Jusqu’à maintenant nos confrères nous considéraient comme des subalternes, ça a créé dans les mentalités un retard dans l’appréhension de ce qu’est la santé bucco-dentaire, surtout en termes de revendication. Il suffirait que l’État fournisse 10 milliards de Francs pour qu’il n’y ait pas cette inégalité-là.
À partir de l’année prochaine, il y aura des dépistages obligatoires et gratuits, avec des soins gratuits derrière, pour les enfants de 6 et 12 ans. Comme le gouvernement avait déjà pris cette disposition pour ceux de 15 ans, ça va être plus cohérent. Mais il n’y a pas de structures de dentiste scolaire, il n’y a pas de dentiste du travail, il n’y a pas de dentiste de PMI alors qu’il y a des médecins de PMI. Il y a encore beaucoup de chemin à faire. Le conseil générale du Val de Marne a mis en place ce genre de structure, sur sa propre volonté politique et son propre argent. Avec la Seine Saint Denis, on est quasiment les deux seuls départements à avoir fait une action en profondeur, faisant baisser le taux de caries de près de 25% en 10 ans.
Il n’y a pas de fatalité à la carie, c’est ce que les gens doivent comprendre. D’une manière générale, il n’y a pas de fatalité aux maladies bucco-dentaires parce qu’elles sont liées à quelque chose de très simple qui s’appelle l’hygiène. Bien se brosser les dents, être suivi régulièrement par son chirurgien-dentiste, avoir une santé préventive plutôt que curative, ça permet de garder ses dents le plus longtemps possible, pourquoi pas 100 ans ? Il n’y a pas de fatalité à perdre ses dents.

Une question de priorité

Après, quels sont les moyens qu’il faut mettre pour qu’il n’y ait pas de caries ? Les enfants naissent avec des dents saines, il faut qu’ils les gardent tout au long de leur vie. Et pour ça il faut de la prévention dans les écoles, dans les crèches, les PMI, les collèges, les lycées, le monde du travail, etc. Il faut faire de l’éducation et donner les moyens aux gens de manger correctement, d’avoir une bonne alimentation. Et puis on apprend à se brosser les dents, c’est pas inné, c’est une technique. Tout ce retard est beaucoup plus important dans les couches populaires, c’est davantage un problème de culture que financier. Je dis ça parce que je veux casser un mythe qui est de dire : “ Les pauvres ont des problèmes dentaires parce qu’ils ne sont pas riches ”. Non, ils ont tellement de problèmes que la santé bucco-dentaire n’est pas dans leurs priorités. Et l’environnement médical ne crée pas les conditions auprès du patient pour lui dire que c’est aussi important de se faire suivre par un dentiste que par un médecin, un bon suivi médical englobe les deux. De ce fait, ils peuvent développer des pathologies. En dentaire, ce sont toujours les même : maladies des gencives, maladies carieuses, il n’y a pas de pathologies spécifiques comme chez ceux qui travaillent à la mine par exemple. Alors qu’est-ce qui est spécifique aux démunis ? C’est effectivement d’avoir une bouche en mauvais état. Mais c’est une maladie spécifique d’abord et avant tout parce qu’il y a un blocage culturel. On ne crée pas les conditions d’une éducation populaire en la matière. On peut dire : “Oui mais les prothèses sont chères, l’orthodontie pour les enfants est chère”. D’accord, ceux qui sont à la CMU n’ont pas droits à des implants mais les soins sont gratuits. Un patient qui a une simple carie n’a pas besoin de couronne, de prothèse, il a juste besoin d’un soin. Et ça, c’est remboursé par la Sécu. Le blocage est au niveau des patients mais aussi des dentistes qui ne sont pas formés à appréhender un type de population. La société reproduit dans les couches populaires les mêmes appréhensions à la santé bucco-dentaire, mais la faculté reproduit les mêmes chirurgiens-dentistes dont l’objectif est de faire des soins qui rapportent.

Or, ce qui rapporte aujourd’hui ce n’est pas les soins mais les prothèses. Quand vous vous faîtes soigner une carie, votre dentiste perd de l’argent. À la limite, son intérêt serait que vous laissiez dégrader votre bouche pour passer à la prothèse, parce qu’alors le tiroir-caisse s’ouvre. De plus, soigner une carie de nos jours n’est pas une prouesse technologique, mais ça constitue 80% des soins courants. La fac pousse les dentistes, peut-être par valorisation, à mettre en évidence les soins complexes, donc on a cette aberration qui fait que le praticien n’est pas très motivé pour prendre des patients n’ayant besoin que de simples soins. En plus, il est mal rémunéré. Il faut poser les problèmes de bonne manière. Aujourd’hui on a besoin, en France, de se battre ensemble – praticiens prothésistes, organisations comme l’Apeis, la CGT, les mutuelles – pour obtenir de l’État qu’enfin il y ait une vraie politique de santé bucco-dentaire qui inclut à la fois la priorité aux soins conservateurs (qu’ils soient bien rémunérés pour le dentiste car bien remboursés au patient ils le sont) et tout un arsenal de santé publique, d’éducation pour la santé, qui permette de faire bouger les mentalités.

La prise en charge des prothèses

Les maladies bucco-dentaires peuvent être considérées comme des maladies sociales. Il y a une corrélation étroite entre le nombre de caries et la situation sociale des familles. “Je sais plus où mettre la tête”, c’est souvent ce que me disent les familles quand je leur demande comment cela se fait qu’ils ne viennent me voir que lorsque leur enfant est en état de crise de dent. C’est parce qu’effectivement ils sont débordés : il faut payer le loyer, voire des problèmes de santé plus graves à traiter avant, ou à priori plus graves… Quand on additionne tout ça, la santé bucco-dentaire on y pense quand on a mal. Il y a une vrai problématique de prise en charge des prothèses. Pour les plus démunis, la chose positive c’est la CMU : Il y a un catalogue d’actes appelé “Panier de biens et de soins” dont le tarif de rémunération au praticien est fixé par arrêté ministériel. Les dents peuvent avoir des couronnes céramiques jusqu’à la première molaire, prises en charge à 2000 F (305 e), c’est-à-dire que le praticien touche 2000F (305 e). Pareil pour les couronnes de métal, 300 F (45,73E), les prothèses métalliques et celles en résine, plus l’orthodontie pour les enfants. Sur le principe c’est bien. Là où ça pèche c’est que le gouvernement, les mutuelles et les assurances, ne voulant pas sortir trop d’argent, ont fixé des tarifs si bas que 80% des dentistes ne veulent pas prendre de CMUistes parce qu’ils ne veulent pas perdre d’argent. Et vu qu’il n’y a pas assez de dentistes en France pour soigner 100% de la population… Et j’ai jamais vu de manif pour une bonne santé bucco-dentaire ! Aucun groupe politique, aucun syndicat n’en fait une question importante.

Et les gencives…

La CMU c’est bien mais il faut revoir les tarifs, créer un accompagnement social et administratif ainsi qu’un réseau entre les assistantes sociales et les diverses offres de soin en améliorant notamment l’offre par le milieu hospitalier. Il y a aussi le fait que tous les actes ne sont pas pris en charge par la CMU. Il y a toute une couverture d’actes qui n’existent que pour ceux qui peuvent se les payer : c’est la parodontologie qui permet de soigner les gencives, l’os et les ligaments qui retiennent la dent. _ C’est dramatique. Les maladies des gencives sont autant voire plus importantes que celles des dents. Avant 30 ans on a des maladies de dents et après 30 ans on perd plus ses dents à cause de ses gencives, ça représente du monde !
Les soins qui sont à la nomenclature de la Sécu sont mal rémunérés mais, à présent, il n’y a plus la limite de 2600 F (397 e) par an et par patient.

Pour un Réseau Social Dentaire

Allez chez le dentiste, et ce qui n’est pas remboursé, battons-nous pour l’obtenir ! Mais avant ou pendant qu’on se bat, allons chez le dentiste et, s’il ne nous prend pas, créons les conditions pour mettre en place un Réseau Social Dentaire (RSD).
On a déposé dans le Val de Marne le projet d’un RSD qui a été validé par les syndicats professionnels, l’Assistance Publique, mais qui a été rejeté en première lecture parce qu’il y a tout à reconstruire, autour de 4 million de F (700 000 e) rien que pour le Val de Marne. Et si c’est efficace, tout le monde va le réclamer de département en département.
Le RSD signifie que tout patient qui fréquente une structure sociale se verrait expliquer quels sont ses droits sociaux, ce qu’est la CMU. Une fois son dossier RSD ouvert et relié par un serveur internet pour que les dentistes soient en réseau, le patient irait dans une permanence dentaire qui se trouverait dans un centre de santé ou un cabinet libéral ou à l’hôpital selon les jours de la semaine. On lui ferait un bilan et le dentiste de permanence lui expliquerait son état de santé et verrait la complexité des soins, la situation sociale et les moyens du patient car il aura été formé pour ça. On pourra ainsi déterminer vers quel type de structure le patient devra être envoyé, lui trouver un rendez-vous et assurer son suivi. Cette structure de prise en charge des précaires permettrait de résorber en 10 ou 15 ans la masse de gens qui en ont besoin sans être forcément dans la demande. L’objectif est aussi de développer dans les hôpitaux un service dentaire autre que la stomatologie qui ne pratique que l’extraction. L’hôpital n’a pas les structures pour faire du soin dentaire alors il arrache même des dents qui pourraient être gardées. Le patient ressort soulagé bien sûr, mais soulagé de sa dent aussi. Ce qui amène à la prothèse car sinon les autres dents à côté vont bouger vu qu’on fait supporter sur moins de dents le travail de mastication : Mauvaise mastication donc caries donc retour à l’hosto donc encore moins de dents. Ce n’est pas qu’un problème d’argent, c’est un ensemble. Il faut l’accès à la santé pour tous, ce qui ne veut pas dire l’accès à la prothèse mais l’accès à garder ses dents saines toute sa vie. Il faut qu’on ait tous droits à une bonne santé bucco-dentaire ! Ce droit n’existe pas en France à part pour les riches qui peuvent tout se permettre. Il y a un tas de choses qui existent et qu’on ne peut pas faire parce que cela coûte une fortune, il faut absolument que ça se démocratise.

Propos recueillis par Daniel Paris-Clavel et Raphaël Trapet

Il n’y a pas de fatalité à perdre ses dents

Entretien avec le Dr Fabien Cohen, chirurgien dentiste au CMS d’Ivry, secrétaire général du syndicat national des dentistes de centre de santé et responsable de la mission bucco-dentaire du conseil général du Val de Marne.

Existence ! : Le problème des dents est très fréquent chez les précaires.

Dr Fabien Cohen : Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il y a deux types de soins : ceux qui sont opposables et ceux qui ne le sont pas. ça veut dire qu’il y a des soins ont le tarif est fixé par la Sécurité Sociale, remboursés à 70% ou à 100% pour ceux qui sont à la CMU (Couverture Maladie Universelle) ou à l’AME (Aide Médicale d’État, essentiellement pour les sans papiers et les personnes en situation d’irrégularité). En dentaire, tous les soins qui sont inscrits dans la nomenclature sont remboursés par la Sécu d’une manière normale, avec une mutuelle ou avec l’AME et la CMU. Sauf pour ceux qui n’ont pas les droits, ce qui est très rare chez les démunis. On en trouve chez les gens qui ont un emploi et qui ne peuvent pas se payer une mutuelle. C’est un autre type de problème, celui des “petit revenus”. Mais si l’on parle des précaires qui sont à la CMU ou à l’AME, il n’y a pas de problème pour les soins. Pourquoi j’insiste là-dessus ? Parce qu’en dentaire, l’obstacle à se faire soigner n’est pas forcément un obstacle financier. Les améliorations qui ont été apportées sur le plan social sont relativement récentes au regard de l’Histoire mais, de fait, si les gens aujourd’hui ne vont pas se faire soigner ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas de fric, pas parce qu’ils n’ont pas le droit de se faire soigner mais parce que culturellement ils ont un obstacle dans leur rapport à la santé bucco-dentaire.
D’une manière assez symbolique, s’occuper de ses dents est une manière d’exprimer aux autres et à soi-même que l’on a envie de s’en sortir.

Des causes historiques à la carie

Il y a un 2ème obstacle : en France, jusqu’à maintenant, on ne peut pas dire que la priorité ait été donnée aux soins bucco-dentaires. Si l’on remonte à la Révolution Française, celle-ci a mis en place des officiers de santé – qui pouvaient être dentistes ou médecins – mais elle n’a pas donné un soin particulier à la santé bucco-dentaire. Et quand Napoléon est arrivé, il a récupéré tout ça en oubliant les dentistes. Donc pendant tout le XIXe Siècle, on pouvait être dentiste sans avoir fait d’études. N’importe qui pouvait faire ça n’importe comment. Ce n’est qu’à la fin du XIXe que se crée le diplôme de chirurgien-dentiste, et encore, ce n’était qu’un petit examen à passer. Il a fallu attendre les années 30 pour que l’on demande le bac et les années 50 pour qu’il faille avoir la 1er année de médecine. Pour être l’équivalent d’un médecin il a fallu attendre mai-juin 1968 et ce n’est que depuis un an ou deux qu’on l’est vraiment ! En clair, il a fallu attendre deux siècles pour que la santé bucco-dentaire rentre dans la santé générale. Pourtant, c’est aujourd’hui connu qu’une carie mal soignée peut dégénérer dans tout le corps. Cette histoire a bloqué l’évolution de la connaissance et surtout bloquée les mentalités, même chez les médecins. Jusqu’à maintenant nos confrères nous considéraient comme des subalternes, ça a créé dans les mentalités un retard dans l’appréhension de ce qu’est la santé bucco-dentaire, surtout en termes de revendication. Il suffirait que l’État fournisse 10 milliards de Francs pour qu’il n’y ait pas cette inégalité-là.
À partir de l’année prochaine, il y aura des dépistages obligatoires et gratuits, avec des soins gratuits derrière, pour les enfants de 6 et 12 ans. Comme le gouvernement avait déjà pris cette disposition pour ceux de 15 ans, ça va être plus cohérent. Mais il n’y a pas de structures de dentiste scolaire, il n’y a pas de dentiste du travail, il n’y a pas de dentiste de PMI alors qu’il y a des médecins de PMI. Il y a encore beaucoup de chemin à faire. Le conseil générale du Val de Marne a mis en place ce genre de structure, sur sa propre volonté politique et son propre argent. Avec la Seine Saint Denis, on est quasiment les deux seuls départements à avoir fait une action en profondeur, faisant baisser le taux de caries de près de 25% en 10 ans.
Il n’y a pas de fatalité à la carie, c’est ce que les gens doivent comprendre. D’une manière générale, il n’y a pas de fatalité aux maladies bucco-dentaires parce qu’elles sont liées à quelque chose de très simple qui s’appelle l’hygiène. Bien se brosser les dents, être suivi régulièrement par son chirurgien-dentiste, avoir une santé préventive plutôt que curative, ça permet de garder ses dents le plus longtemps possible, pourquoi pas 100 ans ? Il n’y a pas de fatalité à perdre ses dents.

Une question de priorité

Après, quels sont les moyens qu’il faut mettre pour qu’il n’y ait pas de caries ? Les enfants naissent avec des dents saines, il faut qu’ils les gardent tout au long de leur vie. Et pour ça il faut de la prévention dans les écoles, dans les crèches, les PMI, les collèges, les lycées, le monde du travail, etc. Il faut faire de l’éducation et donner les moyens aux gens de manger correctement, d’avoir une bonne alimentation. Et puis on apprend à se brosser les dents, c’est pas inné, c’est une technique. Tout ce retard est beaucoup plus important dans les couches populaires, c’est davantage un problème de culture que financier. Je dis ça parce que je veux casser un mythe qui est de dire : “ Les pauvres ont des problèmes dentaires parce qu’ils ne sont pas riches ”. Non, ils ont tellement de problèmes que la santé bucco-dentaire n’est pas dans leurs priorités. Et l’environnement médical ne crée pas les conditions auprès du patient pour lui dire que c’est aussi important de se faire suivre par un dentiste que par un médecin, un bon suivi médical englobe les deux. De ce fait, ils peuvent développer des pathologies. En dentaire, ce sont toujours les même : maladies des gencives, maladies carieuses, il n’y a pas de pathologies spécifiques comme chez ceux qui travaillent à la mine par exemple. Alors qu’est-ce qui est spécifique aux démunis ? C’est effectivement d’avoir une bouche en mauvais état. Mais c’est une maladie spécifique d’abord et avant tout parce qu’il y a un blocage culturel. On ne crée pas les conditions d’une éducation populaire en la matière. On peut dire : “Oui mais les prothèses sont chères, l’orthodontie pour les enfants est chère”. D’accord, ceux qui sont à la CMU n’ont pas droits à des implants mais les soins sont gratuits. Un patient qui a une simple carie n’a pas besoin de couronne, de prothèse, il a juste besoin d’un soin. Et ça, c’est remboursé par la Sécu. Le blocage est au niveau des patients mais aussi des dentistes qui ne sont pas formés à appréhender un type de population. La société reproduit dans les couches populaires les mêmes appréhensions à la santé bucco-dentaire, mais la faculté reproduit les mêmes chirurgiens-dentistes dont l’objectif est de faire des soins qui rapportent.

Or, ce qui rapporte aujourd’hui ce n’est pas les soins mais les prothèses. Quand vous vous faîtes soigner une carie, votre dentiste perd de l’argent. À la limite, son intérêt serait que vous laissiez dégrader votre bouche pour passer à la prothèse, parce qu’alors le tiroir-caisse s’ouvre. De plus, soigner une carie de nos jours n’est pas une prouesse technologique, mais ça constitue 80% des soins courants. La fac pousse les dentistes, peut-être par valorisation, à mettre en évidence les soins complexes, donc on a cette aberration qui fait que le praticien n’est pas très motivé pour prendre des patients n’ayant besoin que de simples soins. En plus, il est mal rémunéré. Il faut poser les problèmes de bonne manière. Aujourd’hui on a besoin, en France, de se battre ensemble – praticiens prothésistes, organisations comme l’Apeis, la CGT, les mutuelles – pour obtenir de l’État qu’enfin il y ait une vraie politique de santé bucco-dentaire qui inclut à la fois la priorité aux soins conservateurs (qu’ils soient bien rémunérés pour le dentiste car bien remboursés au patient ils le sont) et tout un arsenal de santé publique, d’éducation pour la santé, qui permette de faire bouger les mentalités.

La prise en charge des prothèses

Les maladies bucco-dentaires peuvent être considérées comme des maladies sociales. Il y a une corrélation étroite entre le nombre de caries et la situation sociale des familles. “Je sais plus où mettre la tête”, c’est souvent ce que me disent les familles quand je leur demande comment cela se fait qu’ils ne viennent me voir que lorsque leur enfant est en état de crise de dent. C’est parce qu’effectivement ils sont débordés : il faut payer le loyer, voire des problèmes de santé plus graves à traiter avant, ou à priori plus graves… Quand on additionne tout ça, la santé bucco-dentaire on y pense quand on a mal. Il y a une vrai problématique de prise en charge des prothèses. Pour les plus démunis, la chose positive c’est la CMU : Il y a un catalogue d’actes appelé “Panier de biens et de soins” dont le tarif de rémunération au praticien est fixé par arrêté ministériel. Les dents peuvent avoir des couronnes céramiques jusqu’à la première molaire, prises en charge à 2000 F (305 e), c’est-à-dire que le praticien touche 2000F (305 e). Pareil pour les couronnes de métal, 300 F (45,73E), les prothèses métalliques et celles en résine, plus l’orthodontie pour les enfants. Sur le principe c’est bien. Là où ça pèche c’est que le gouvernement, les mutuelles et les assurances, ne voulant pas sortir trop d’argent, ont fixé des tarifs si bas que 80% des dentistes ne veulent pas prendre de CMUistes parce qu’ils ne veulent pas perdre d’argent. Et vu qu’il n’y a pas assez de dentistes en France pour soigner 100% de la population… Et j’ai jamais vu de manif pour une bonne santé bucco-dentaire ! Aucun groupe politique, aucun syndicat n’en fait une question importante.

Et les gencives…

La CMU c’est bien mais il faut revoir les tarifs, créer un accompagnement social et administratif ainsi qu’un réseau entre les assistantes sociales et les diverses offres de soin en améliorant notamment l’offre par le milieu hospitalier. Il y a aussi le fait que tous les actes ne sont pas pris en charge par la CMU. Il y a toute une couverture d’actes qui n’existent que pour ceux qui peuvent se les payer : c’est la parodontologie qui permet de soigner les gencives, l’os et les ligaments qui retiennent la dent. _ C’est dramatique. Les maladies des gencives sont autant voire plus importantes que celles des dents. Avant 30 ans on a des maladies de dents et après 30 ans on perd plus ses dents à cause de ses gencives, ça représente du monde !
Les soins qui sont à la nomenclature de la Sécu sont mal rémunérés mais, à présent, il n’y a plus la limite de 2600 F (397 e) par an et par patient.

Pour un Réseau Social Dentaire

Allez chez le dentiste, et ce qui n’est pas remboursé, battons-nous pour l’obtenir ! Mais avant ou pendant qu’on se bat, allons chez le dentiste et, s’il ne nous prend pas, créons les conditions pour mettre en place un Réseau Social Dentaire (RSD).
On a déposé dans le Val de Marne le projet d’un RSD qui a été validé par les syndicats professionnels, l’Assistance Publique, mais qui a été rejeté en première lecture parce qu’il y a tout à reconstruire, autour de 4 million de F (700 000 e) rien que pour le Val de Marne. Et si c’est efficace, tout le monde va le réclamer de département en département.
Le RSD signifie que tout patient qui fréquente une structure sociale se verrait expliquer quels sont ses droits sociaux, ce qu’est la CMU. Une fois son dossier RSD ouvert et relié par un serveur internet pour que les dentistes soient en réseau, le patient irait dans une permanence dentaire qui se trouverait dans un centre de santé ou un cabinet libéral ou à l’hôpital selon les jours de la semaine. On lui ferait un bilan et le dentiste de permanence lui expliquerait son état de santé et verrait la complexité des soins, la situation sociale et les moyens du patient car il aura été formé pour ça. On pourra ainsi déterminer vers quel type de structure le patient devra être envoyé, lui trouver un rendez-vous et assurer son suivi. Cette structure de prise en charge des précaires permettrait de résorber en 10 ou 15 ans la masse de gens qui en ont besoin sans être forcément dans la demande. L’objectif est aussi de développer dans les hôpitaux un service dentaire autre que la stomatologie qui ne pratique que l’extraction. L’hôpital n’a pas les structures pour faire du soin dentaire alors il arrache même des dents qui pourraient être gardées. Le patient ressort soulagé bien sûr, mais soulagé de sa dent aussi. Ce qui amène à la prothèse car sinon les autres dents à côté vont bouger vu qu’on fait supporter sur moins de dents le travail de mastication : Mauvaise mastication donc caries donc retour à l’hosto donc encore moins de dents. Ce n’est pas qu’un problème d’argent, c’est un ensemble. Il faut l’accès à la santé pour tous, ce qui ne veut pas dire l’accès à la prothèse mais l’accès à garder ses dents saines toute sa vie. Il faut qu’on ait tous droits à une bonne santé bucco-dentaire ! Ce droit n’existe pas en France à part pour les riches qui peuvent tout se permettre. Il y a un tas de choses qui existent et qu’on ne peut pas faire parce que cela coûte une fortune, il faut absolument que ça se démocratise.

Propos recueillis par Daniel Paris-Clavel et Raphaël Trapet

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